
« Le lobbying, levier de l’influence française et moteur d’une Europe plus forte » Interview dans Challenges

« Le lobbying, levier de l’influence française et moteur d’une Europe plus forte » Interview dans Challenges
Entretien avec Stéphane Desselas, président-fondateur d’Athenora Consulting « Le lobbying, levier de l’influence française et moteur d’une Europe plus forte » À la tête d’Athenora Consulting, cabinet de conseil en affaires publiques situé au cœur des institutions européennes à Bruxelles, Stéphane Desselas défend une vision d’un lobbying éthique, responsable et profondément européen, vecteur d’une Europe plus forte et plus unie dans un monde en plein bouleversement. Stéphane Desselas, vous avez fondé Athenora Consulting il y a plus de 20 ans, vous êtes donc immergé dans le microcosme européen depuis longtemps. Quelle est la position de la France et des Français vis-à-vis de l’Europe ?Depuis les années cinquante, la France et les Français entretiennent une relation ambivalente avec la construction européenne.D’un côté, au lendemain de la guerre, la France perçoit cette alliance avec ses voisins comme un moyen de conserver son rang de puissance face aux deux blocs dominants, les États-Unis et l’URSS. L’Europe apparaît alors comme un levier pour rester un acteur majeur sur la scène géopolitique mondiale. Durant les Trente Glorieuses, l’Europe est également vue comme un vecteur de modernisation économique et industrielle de la France. Cette vision demeure vivace aujourd’hui, comme en témoigne l’engagement européen d’Emmanuel Macron. Parallèlement, les opposants en France à une Europe unie y voient une menace pour l’identité culturelle nationale, confondant souvent alliance stratégique et dilution de l’héritage français.Cette tension entre adhésion et méfiance reste, à différents niveaux, une constante du rapport de la France à l’Europe. Ne pensez-vous pas que ces mouvements de rejet sont liés à un sentiment d’une Europe élitiste, qui néglige les préoccupations nationales ?La perception de l’Europe comme une menace plutôt que comme une opportunité tient en grande partie à la manière dont elle est présentée et expliquée. Le débat se polarise souvent entre pro- et anti-européens, alors même que l’information disponible est limitée et que les sujets européens restent peu médiatisés.Au fil de sa construction, l’Union européenne s’est imposée comme un projet technocratique froid, élaboré à distance du débat public. La communication sur ses enjeux, ses institutions, le statut de ses agents et ses décisions n’a pas toujours été à la hauteur. Cela a nourri une forme de méfiance et de ressentiment, face à ce qui est perçue comme une élite bruxelloise privilégiée et en partie déconnectée du réel (phénomène de la “bulle européenne”), avec le sentiment diffus, pour les citoyens, qu’ils n’ont pas de prise sur les décisions prises à Bruxelles. Beaucoup ont pu se sentir dépossédés, alors même que ce sont leurs propres représentants qui négocient et votent au niveau européen. C’est là une contradiction regrettable : les élections européennes se déroulent au suffrage universel direct depuis 1979, et pourtant l’abstention y atteint régulièrement des sommets. Au-delà des enjeux nationaux, la scène géopolitique internationale change rapidement, qu’est-ce que cela implique pour l’Union européenne ?Le monde se transforme rapidement. Les modèles autoritaires et les idéologies anti-occidentales gagnent du terrain. Face à ces mutations, l’Europe doit affirmer et défendre ses valeurs fondamentales : la paix, la démocratie et l’économie sociale de marché. Ces valeurs sont aussi profondément françaises.Ce qui se joue aujourd’hui, c’est bien plus qu’une compétition géopolitique : c’est une lutte pour l'hégémonie idéologique et culturelle mondiale, la manière dont nous voulons concevoir le monde et le vivre ensemble.Nous sommes à un moment charnière, où les décisions prises et la capacité des Européens à faire bloc pèsent lourd. Le rôle que la France choisira d’assumer dans cette dynamique, et la façon dont elle exercera son pouvoir d’influence, seront déterminants pour orienter l’avenir dans la bonne direction. Justement, l’heure est-elle vraiment à la cohésion en Europe ?Pour la première fois en 2024, un très grand nombre de députés issus de partis eurosceptiques, voire europhobes, ont été élus. C’est un véritable signal d’alerte.Leurs discours populistes alimentent l’illusion qu’il serait possible de « renverser la table » et de revenir à une Europe des nations. A mes yeux, ce n’est pas la bonne voie.Unis, nous sommes plus forts. Et c’est précisément de cette force collective, cette alliance de moyens et de principes, dont nous avons besoin pour préserver notre influence dans un monde hostile. Les grands blocs n’attendent qu’une chose : l’éclatement de l’Union européenne. Une Europe désunie serait pour eux une proie bien plus facile.Construire une Europe forte ne signifie pas pour autant renoncer aux identités nationales, bien au contraire. Souvenons-nous de la devise de l’Union européenne : « Unis dans la diversité ». La richesse de l’Europe réside dans la diversité de ses peuples et nations. Comment faire alors pour renforcer cette Union d’une manière appropriée ? Quel est le rôle de la France ? Quelle est la place des lobbys ?Depuis les Lumières, la France porte une vocation universaliste : celle de propager ses valeurs au service de la paix et de la prospérité dans le monde entier.Pourtant, au plan européen, un paradoxe demeure. Le modèle néolibéral anglo-saxon, hérité des années 1980, continue d’imprégner fortement les décisions des institutions européennes. Ce modèle s’est maintenu grâce à l’influence persistante de lobbies très actifs à Bruxelles, qui en défendent ces principes avec efficacité. En revanche, les lobbys français qui promeuvent une vision plus continentale, fondée sur l’équilibre entre économie de marché et intérêt général, manquent encore cruellement de visibilité et de reconnaissance. Leur voix, pourtant essentielle, devrait être davantage soutenue et valorisée.La France dispose à Bruxelles d’une forte influence, grâce en particulier à une diplomatie de tout premier plan, incarnée par la Représentation Permanente auprès de l’Union européenne et son Ambassadeur. Notre influence pourrait se multiplier si nous mobilisions pleinement un outil stratégique trop souvent sous-estimé : le lobbying. Face à des acteurs anglo-saxons parfois agressifs qui maîtrisent parfaitement l’art de l’influence, la France aurait tout intérêt à investir pleinement le terrain du lobbying, en s’appuyant notamment sur l’expertise des nombreux lobbyistes français présents à Bruxelles. Dès les années 2000, une génération de jeunes lobbyistes français a fondé des cabinets d’affaires publiques, aujourd’hui puissants et reconnus parmi les meilleurs du marché. Leur connaissance fine des institutions européennes et leur engagement au service de l’intérêt général et de la France constituent un atout précieux pour l’influence française, bien que cela soit parfois méconnu à Paris. Dans la bataille des idées qui se joue actuellement en Europe, le lobbying est un levier stratégique décisif. Pour être réellement efficace, le lobbying doit franchir une nouvelle étape : dépasser la technicité et la seule expertise pour devenir un lobbying plus politique, capable de peser sur les grandes orientations, et influencer en profondeur l’ADN même du projet européen. Nous vivons un moment charnière, à la fois stimulant et décisif, tant pour l’Europe que pour la France. Les choix d’aujourd’hui engagent notre vie future: un possible avenir de paix, de souveraineté européenne et de prospérité !
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